Dorothy et Marlon
Un courant d’air frais matinal fit frissonner Dorothy. Elle tira le drap jusqu’au niveau de son menton et ouvrit les yeux pour déchiffrer tant bien que mal l’heure sur le réveil. L’apparition d’une ombre dans l’entrebâillement de la porte de chambre attira son attention. Habillé uniquement d’un caleçon, un homme très grand, au regard noisette et aux muscles bien dessinés, entra d’un pas délicat. Il portait un plateau sur lequel reposaient deux tasses de café ainsi que des viennoiseries.
— Bonjour, beau brun, dit-elle d’une voix suave.
— Joyeux anniversaire de mariage madame Lawrence !
— Oh, merci. Tu es trop chou. J’ai vraiment de la chance de t’avoir.
Dorothy se leva, alla étreindre son homme et fit danser ses doigts sur la peau nue de ses bras. En réponse, il plaqua sa bouche contre la sienne et ils échangèrent un doux baiser. Elle remit en place une mèche de sa longue chevelure rousse qui lui tombait sur le visage et retourna au lit sans cesser de le dévorer du regard.
— Le petit déjeuner peut attendre, tu ne crois pas ? demanda-t-elle avec un sourire aguicheur aux lèvres.
Pour accompagner ses paroles, elle commença à enlever les bretelles de sa nuisette, oubliant la fraîcheur qui l’avait éveillée. Elle fit glisser le fin vêtement le long de son corps en prenant tout son temps. Cela ne laissa pas Paul de marbre et il se pressa de déposer son plateau sur la commode avant de la rejoindre. Il lui susurra des mots d’amour au creux de l’oreille et ils célébrèrent les cinq ans de leur union avec passion.
Dorothy termina à peine de s’habiller d’une chemise de nuit et de regarder Paul enfiler son caleçon, que Georgie, son fils, surgit dans la chambre. Il se jeta entre elle et son mari et les bombarda de baisers. Il avait hérité des cheveux cuivrés, ainsi que des yeux bleu-vert de sa mère, et adorait Paul, bien que celui-ci ne soit pas son père biologique.
— Joyeux anniversaire de mariage ! leur souhaita-t-il.
Après un câlin collectif, Paul emmena l’enfant au salon, où celui-ci s’empressa d’allumer la télévision, pour mettre son anime préféré. Dorothy monta à la salle de bain pour se préparer. Les adultes avaient prévu de passer une journée en amoureux pendant que Georgie irait chez sa grand-mère jusqu’au lendemain.
Au programme de cette escapade romantique dans Boston : visite de l’Isabella Stewart Gardner Museum, un splendide palais italien exposant de superbes œuvres d’art, petite promenade dans les Back Bay Fens et le long de The Esplanade, pique-nique au bord du fleuve, balade sur la Charles River dans une authentique gondole vénitienne et dîner aux chandelles au Bondir.
— Paul, tu peux aller déposer Georgie chez ma mère ? demanda Dorothy du haut des escaliers. Je souhaiterais me faire toute belle pour l’occasion.
— Tu es magnifique au naturel, tu sais. Il pourrait y aller seul pour une fois. Elle habite à cinq minutes à pied d’ici. Il est assez grand maintenant, non ?
— Ce n’est pas prudent par les temps qui courent. Il y a bien trop de criminels qui sillonnent nos rues.
— Si on était en Californie, je comprendrais, mais là, on est à Boston, la ville la plus tranquille des États-Unis.
— S’il te plaît ? dit-elle avec une petite moue malicieuse.
— Bon, d’accord, maman poule.
Après le départ de Paul, Dorothy posa un masque d’argile sur son visage et profita d’un bain chaud empli de mousse. Elle s’appliqua ensuite à se maquiller de la plus belle des manières pour se rendre irrésistible, même si elle savait que son homme la trouverait jolie dans tous les cas. Elle se rendit compte que cela lui faisait un bien fou de prendre soin d’elle. Ça lui arrivait beaucoup moins souvent depuis la naissance de son fils. À présent, elle vivait avant tout pour lui.
La porte d’entrée claqua et la sortit de ses songes.
— Paul, c’est toi ? interpella-t-elle. Tu en as mis du temps. Je suis presque prête.
Aucune réponse ne lui parvint. Elle enfila un peignoir et se hâta de descendre voir ce qu’il se passait. Elle fronça les sourcils lorsqu’elle vit une énorme composition de fleurs sur la table ! Au même moment, son mari rentra. Il s’approcha du cadeau et interrogea sa femme du regard, signe que ce n’était pas de sa part.
— Ça vient de qui ? demanda-t-il.
— Aucune idée, je pensais que c’était toi, pour notre anniversaire.
Paul extirpa la carte qui avait été glissée dans le bouquet et la lut à voix haute.
— Chère Lady Spencer. J’espère que ces fleurs vous raviront. Les lys sont vos préférées si je ne trompe pas. Par ce modeste présent, je vous invite à participer à la prochaine édition de The Race. Je suis convaincu que ce jeu siérait à vos compétences. C’est Signé M. Willis.
À l’évocation de ce nom, une goutte de sueur froide roula le long de la colonne vertébrale de Dorothy. Elle essaya de cacher son malaise comme elle le pût et n’osa affronter le regard de son mari. Du bout des doigts devenus moites, elle prit le mot des mains de Paul et le redéposa dans le bouquet après l’avoir examiné de plus près.
— Sans doute une erreur. La vieille dame du trente-neuf, ce n’est pas comme ça qu’elle s’appelle ?
— Je ne crois pas. Et pourquoi l’inviterait-on à ce jeu violent ?
— Et moi donc ? s’emporta Dorothy, comme pour masquer son embarras.
— C’est bon, ne t’énerve pas. Qu’est-ce qu’il te prend ?
— Il se trouve qu’on est rentré chez moi alors que j’étais dans mon bain, pour déposer un colis qui ne m’est pas destiné.
Comme si Paul prenait seulement conscience de cette intrusion, il fonça à la porte pour inspecter la rue. Il joua également avec la poignée pour voir si celle-ci avait été forcée.
— Personne… Et je pensais pourtant avoir fermé en partant. N’empêche, c’est étrange que ce soient tes fleurs préférées.
— Un simple hasard. Qu’est-ce que tu vas t’imaginer ? Il faudra peut-être changer les serrures, par sécurité.
Dorothy avait parlé avec une voix hésitante, qui fit tiquer son mari.
— Bon, j’enfile ma robe et on y va, enchaîna-t-elle sans laisser le temps à Paul de répondre.
Elle se pressa de jeter le bouquet à la poubelle et regagna la salle de bain tout aussi précipitamment. Elle se mouilla la nuque pour tenter de se calmer, puis acheva de se préparer.
Au salon, Paul resta un moment coi, puis décida de mettre ce curieux évènement de côté. Il ne voulait pas gâcher leur anniversaire de mariage.
La journée se déroula à merveille pour les tourtereaux qui avaient l’impression de revivre leurs premiers instants ensemble. Ils étaient très amoureux, et adoraient leur belle ville. Boston était une des rares à être épargnée par ce taux de criminalité qui n’avait jamais été aussi élevé aux États-Unis. Le président avait été contraint de légaliser le métier de tueur à gages, espérant ainsi voir les différents groupes mafieux s’éliminer entre eux.
Dorothy affichait un large sourire, attablée dans son restaurant préféré. Il n’y aurait pas eu de plus belle manière de finir leur escapade romantique que de déguster un bon apéritif au Bondir.
L’ambiance devint pourtant plus morose après l’entrée. Paul, qui dévorait sa femme du regard, remarqua un changement soudain et inattendu dans son attitude. Elle jouait désormais avec ses cheveux d’un air soucieux.
— Tu repenses à ce bouquet ? demanda-t-il. J’ai bien vu que cela t’avait troublée.
— Mais non, répondit-elle en haussant les épaules. Tu veux bien ne pas gâcher cette magnifique journée avec ces bêtises.
— Désolé.
Un silence pesant s’installa. Paul s’apprêta à reprendre la parole, mais Dorothy le stoppa d’un geste de la main.
— Ne me parle surtout pas de ton envie de participer à ce stupide jeu.
L’homme mima une fermeture éclair au niveau de sa bouche et sourit à sa femme, ce qui eut le mérite de la détendre. L’ambiance redevint plus romantique pour la fin du repas, et plus torride pour le reste de la nuit.
***
Le soleil filtrait à travers l’immense baie vitrée du salon de cette superbe propriété de prestige. Construite sur les hauteurs du West Hollywood, elle offre un panorama imprenable sur la ville de Los Angeles. Rien ne pouvait gâcher cette vue, si ce n’est les deux gorilles qui suivaient Marlon Willis partout où il allait. C’était un homme cinquantenaire de corpulence moyenne et au faciès mauvais. Des yeux noirs haineux surplombaient un nez tordu et une balafre parcourait le côté gauche de son front. Il l’avait récoltée lors de sa première bagarre et tenait, malgré les progrès de la médecine, à la conserver comme un trophée.
Marlon se servit un double whisky – un Glenfiddich cinquante ans d’âge – et sortit sur la terrasse pour contempler ce qu’il appelait « son empire », toujours flanqué par ses gardes du corps. Il avait fait fortune en montant magouille sur magouille, puis avait gravi les échelons pour devenir assez naturellement le plus grand ponte du crime organisé de Californie. L’état ouest-américain était le berceau de la violence en tout genre, qui ne cessait de grimper depuis plusieurs décennies. La réputation de Marlon avait enflé aussi vite que son ego, allongeant dans le même temps sa liste d’ennemis, d’où le surcroît de sécurité autour de lui. En effet, bien qu’il ne fût en aucun cas recherché par les forces de l’ordre, il préférait vivre caché. D’ailleurs, sa résidence n’était connue que de ses hommes les plus hauts placés dans son organisation et ses apparitions en publics se faisaient rares depuis l’arrêté signé par le président Lewis. Celui-ci octroyait officiellement toute liberté aux chasseurs de prime, ainsi qu’aux tueurs à gages de manière plus officieuse. Le dirigeant avait pris cette décision à contrecœur pour lutter contre le grand banditisme et la corruption qui gangrénait son pays. De cette manière et à défaut de parvenir à capturer les têtes pensantes des gangs, il espérait que ceux-ci s’éliminent progressivement entre eux.
Willis défit la ceinture de son peignoir et s’approcha de la piscine à débordement, dans laquelle l’attendaient trois charmantes demoiselles dévêtues, qui ne devaient pas être beaucoup plus âgées que sa propre fille. Il passa la main dans ses cheveux châtains et alla les rejoindre, un sourire pervers aux lèvres.
— C’est bon les gars, vous pouvez disposer, ordonna-t-il. Mais ne partez pas trop loin.
— Très bien, Amiral, répondirent les gardes en chœur dans un semblant de salut militaire.
Ce nom lui venait de son père, qui faisait partie de l’US Navy et qui l’appelait ainsi lorsqu’il était enfant. Il désirait en quelque sorte lui rendre hommage et trouvait que cela correspondait bien à son statut dans la pègre.
Alors que Marlon profitait de sa merveilleuse compagnie, l’un de ses hommes ressortit sur la terrasse, l’air contrarié, un portable à la main.
— Gutierrez veut vous parler, annonça-t-il. Il semble qu’il n’ait pas de bonnes nouvelles.
— Amenez-moi ce fichu mexicain dans mon bureau dans une heure. Pour l’instant, je suis occupé, mais j’ai un message pour lui que je ne peux lui passer au téléphone.
— Mais, il dit que…
L’employé se tut en voyant le regard froid rempli de mépris de Marlon, qui le congédia d’un signe de la main. Tandis qu’il s’apprêtait à rentrer dans la villa, son patron lui lança :
— N’oubliez surtout pas les précautions habituelles. Je n’ai pas confiance en ce chicano.
Eddy Gutierrez, Hispanique à la peau mate et marquée par les excès de drogue et d’alcool, attendait depuis une vingtaine de minutes. Il avait les mains liées dans le dos et un sac sombre lui enveloppait la tête.
Il entendit la porte s’ouvrir et des pas résonner dans la pièce. Il aurait reconnu cette démarche exagérément lourde parmi tant d’autres. Le nouveau venu ôta le tissu, au travers duquel le Mexicain avait identifié la silhouette de son patron, Marlon Willis.
— Toute cette mise en scène est-elle vraiment nécessaire ? demanda-t-il, avec un sourire serein. Cela fait tout de même presque dix ans que je travaille pour vous. Et ce décor qu’on voit par la fenêtre m’est très familier. West Hollywood ?
— Arrête de faire le malin ! répondit Willis d’un ton sec. Les meilleurs traîtres sont souvent les plus fidèles lieutenants. Que voulais-tu me dire ?
— Votre Lady Spencer ne s’est pas laissée convaincre par votre joli bouquet. Il semblerait qu’elle se soit rangée depuis fort longtemps. Elle est mariée et maman d’un petit garçon.
Marlon s’approcha de son bureau, attrapa une boîte et en sortit un gros cigare qu’il alluma. Il cracha la fumée en direction du Mexicain qui toussota, puis appuya le bout incandescent sur l’avant-bras de Gutierrez. Sa peau présentait des marques de brûlures plus anciennes, dont certaines n’étaient pas totalement cicatrisées. Celui-ci ne broncha pas.
— Hum, je vois que ça ne te fait plus rien. Il va falloir que je songe à renouveler mes châtiments pour ceux qui échouent dans les tâches que je leur confie. La méthode yakuza n’était peut-être pas si mal…
Il saisit un coupe-papier qui reposait à côté de son ordinateur et entailla de manière superficielle la joue de son sbire. Avec une lueur malsaine dans les yeux, il plaça ensuite la lame au niveau de la première articulation de l’auriculaire gauche du Mexicain.
— Je vais me rattraper, Amiral.
La voix d’Eddy s’était montrée plus tremblante qu’il ne l’aurait souhaité, révélant la crainte qu’il était parvenu à dissimuler jusque là.
— On dirait que tu tiens à tes doigts. C’est bien ça. Tu seras peut-être plus enclin à réussir ta mission. Tu te rappelles pourquoi je fais organiser ce divertissement chaque année ?
— Pour vous venger de l’assassin de votre frère.
— Exactement ! À chaque édition, j’espérais qu’elle fasse partie des postulants au rôle de criminel. Maintenant, je comprends mieux pourquoi ça n’a jamais été le cas. Mais grâce à toi, nous avons pu la retrouver, et il ne reste plus qu’à la forcer à participer.
— Si je peux me permettre, il y a certaines choses que je ne pige pas. Pourquoi ne pas la tuer tout de suite ? Et pourquoi continuer d’organiser cette compétition et l’obliger à y prendre part ?
— Tel un fauve qui s’amuse avec sa proie avant de la dévorer, j’ai très envie de jouer un peu avec elle et de voir si elle mérite sa réputation. Je souhaite qu’elle souffre. Seulement après, je pourrais l’abattre moi-même. Je ne tolérerai donc aucun nouvel échec. Soit elle se présente sur la ligne de départ, soit tu y restes.
Gutierrez, qui sentit son cœur s’emballer, n’arrivait pas à détacher son regard du rictus de haine se dessinant sur le visage de Willis. Il déglutit et reprit, balbutiant.
— Je vais appeler mon cousin. Je suis certain qu’il saura la convaincre.
— Tu veux dire son complice ?
— Il ne travaillait pas encore avec elle quand…
— Débrouille-toi comme tu le souhaites, s’emporta Marlon. Tu as quarante-huit heures pour que cette garce s’inscrive à The Race. Passé ce délai, toi et ta famille irez nourrir les poissons au fond de l’océan. Suis-je assez clair ?
— Parfaitement clair, Amiral.
Willis fit un signe du menton à ses hommes qui renfilèrent le sac sur la tête d’Eddy et l’emmenèrent à l’extérieur où l’attendait une voiture aux glaces teintées. Il se servit un whisky et traversa ensuite la pièce pour ouvrir une vitrine. Il en sortit avec précaution une chevalière portant les initiales M. W. Elle avait appartenu à son jeune frère. Il la serra très fort dans son poing et quand il la remit en place, il balança avec rage son verre, qui explosa contre le mur. Ils avaient perdu leurs parents dans un tragique crash d’avion et c’est Marlon, âgé de dix-huit ans, qui avait élevé Melvin qui n’en avait que douze. Les choses n’avaient pas été faciles et ils s’étaient retrouvés à la rue. Marlon avait alors commencé des magouilles, en prenant soin toute fois de ne pas impliquer Melvin. Mais les années passant, le petit frère se transforma rapidement en associé redoutable, et les Willis bâtirent un véritable empire en une quinzaine d’années. Ils entretenaient une relation fusionnelle jusqu’à l’arrivée d’une certaine Lady Spencer, point de départ des déboires de Melvin, qui l’avaient mené à sa perte. Depuis ce jour, Marlon ne vivait que pour la vengeance…