L’accident
Marine préparait le dîner dans la cuisine pendant qu’Antoine s’amusait dans le salon avec Théo, leur fils de deux ans. Alors qu’elle enfournait un rôti, elle entendit une faible sonnerie. Elle crut d’abord que cela provenait de la télévision avant de se rendre compte qu’il s’agissait de son téléphone fixe par lequel, à l’ère du smartphone, plus personne ne la contactait. Elle hésita un instant, pensant à un appel commercial, puis son instinct lui dicta de tout de même répondre. De bonne humeur, elle prit une voix joviale, mais celle-ci changea de tonalité quand la personne au bout du fil s’annonça.
— Salut, Marine, c’est Paul. Tu sais, le petit BCBG sataniste du lycée…
Elle n’en revenait pas d’avoir des nouvelles d’un membre de sa bande de potes de l’adolescence si subitement, alors que cela faisait presque quinze ans qu’ils ne s’étaient pas parlé. Il avait dû se passer quelque chose de grave. Elle enroula machinalement une mèche de ses longs cheveux bruns autour de son index, signe de sa nervosité depuis sa tendre enfance, avant d’inviter son interlocuteur à exposer le motif de son appel.
— C’est à propos d’Eugénie…
***
Eugénie avait trente-deux ans et travaillait pour un cabinet d’avocats dont elle était tout proche de devenir associée. Elle était mariée, avait fondé une famille et possédait une très belle maison. Elle en avait presque oublié ses anciens camarades, auxquels il lui arrivait de repenser avec nostalgie, mais sans regret. Eugénie aimait sa nouvelle vie et ce n’était pas sa faute s’ils s’étaient éloignés les uns les autres.
La jeune femme s’apprêtait à quitter son domicile pour se rendre au bureau. Elle attacha avec soin ses cheveux blonds en un élégant chignon, ce qui dégagea son visage maquillé de façon très sobre et mettait en valeur ses beaux yeux bleus. Elle passa un manteau long par-dessus son tailleur beige. Son nouveau look contrastait avec son style gothique de son adolescence, qui était bien loin derrière elle.
Eugénie repassa en coup de vent au salon pour embrasser sa petite fille avant de se presser jusqu’à sa voiture, dans le garage.
La route la menant au travail n’avait plus aucun secret pour elle et c’est très dissipée par le souvenir de son cauchemar de la nuit, qu’elle l’arpentait de manière machinale. Si bien qu’elle en oublia de marquer le stop qui se présentait et qu’elle vit un poids lourd venir la percuter, avec une grande violence, côté conducteur. Le choc fut tel que le véhicule se brisa en deux, le camion emportant l’avant dans sa course et laissant l’arrière sur place.
Eugénie mourut presque sur le coup, le regard posé sur la carrosserie du poids lourd. Elle y distingua, avant d’expirer son dernier souffle, le même dessin de pendu que dans le sous-sol de la grand-mère d’Antoine des années plus tôt.
***
Le petit garçon de Marine, mû par sa grande curiosité, était venu du salon. Il s’approcha d’elle et tira sur sa robe.
— Maman. Mamie ? Maman. Mamie ?
— Chut, Théo. Maman parle avec un monsieur. Non ce n’est pas mamie. Va chercher papa.
— Ah, tu as un petit, dit Paul d’un ton joyeux. C’est bien ça.
Et le père c’est…
— Oui, c’est bien Antoine. Nous ne nous sommes pas quittés depuis le lycée. C’est bien le seul lien de cette époque qui n’a pas été rompu… Bref, ce n’était pas le sujet, revenons-en à Eugénie.
— C’est vrai, tu as raison. De plus, ça ne sert à rien de ressasser le passé.
Le ton du jeune homme devint alors plus sinistre et il confirma les craintes de Marine.
— Elle a eu un grave accident de voiture en allant bosser et, malheureusement, elle ne s’en est pas sortie.
Malgré les années passées et la distance qui s’était creusée entre les deux jeunes femmes, Marine fut très touchée par cette horrible nouvelle et des larmes se mirent à couler le long de ses joues alors qu’Antoine la rejoignait, étonné de voir sa femme dans cet état. Il passa une main dans ses cheveux et lui embrassa le front avec beaucoup de tendresse. Les sourcils froncés, il lui demanda, d’un geste de la tête, ce qu’il se passait. Elle mit une main sur le combiné et chuchota à son mari ce qu’elle venait d’apprendre, ce qui le chagrina, sans qu’il le montre vraiment.
— Tu es toujours là, Marine ? demanda Paul, face au silence de sa correspondante.
— Oui, oui. Désolée.
Comme elle avait une grosse boule dans la gorge et beaucoup de difficultés à parler, Marine tendit le téléphone à Antoine qui prit le relais. Elle attrapa son fils dans ses bras et s’éclipsa dans le salon.
— Salut, Paul, c’est Antoine. Marine a un peu de mal à encaisser. Et toi, ça n’a pas été trop dur ? Je sais que vous étiez proches.
— Plus depuis des années, à vrai dire, mais je t’avoue que ça me touche assez. J’ai appris ce qui est arrivé en lisant le journal. D’ailleurs, tu pourrais me donner ton numéro de mobile pour que je t’envoie l’article. J’aimerais que tu jettes un œil à la photo qui l’accompagne.
Antoine, quoique intrigué par le ton de son ancien ami, s’exécuta sans rechigner et quelle ne fut pas sa surprise quand il observa le cliché. Celui-ci montrait certes les deux véhicules dans un piteux état, mais ce qui frappa le jeune homme était le dessin de pendu, qu’il connaissait très bien, gravé sur la carrosserie du camion. Un frisson parcourut son corps en entier et une sueur froide lui coula le long du dos.
— C’est quoi ce délire, Paul ?
— J’aimerais bien le savoir et je t’avoue que ça me fait flipper.
— Attends. Tu ne t’imagines quand même pas que cela a un rapport avec nos stupides rites satanistes quand on était ados ?
— Je n’en sais rien… Bref, l’enterrement est dans deux jours si vous voulez venir. J’ai déjà contacté Hugo qui a pris la route aussitôt après avoir raccroché. Je pense que ça serait bien de se réunir tous les quatre pour dire au revoir à Eugénie.
— Je dois en parler à Marine, mais ça me paraît une bonne idée. Par contre, je crains un peu les retrouvailles avec Hugo…
Antoine raccrocha le téléphone et rejoignit sa femme au salon. Il l’enlaça dans ses bras pour la consoler et prit soin de lui cacher l’histoire du dessin sur le camion pour ne pas l’inquiéter. Il supprima d’ailleurs la photo envoyée par Paul, pour éviter tout accident.
Une fois Marine calmée, ils discutèrent de la proposition de Paul et décidèrent d’aller rendre un dernier hommage à leur ancienne amie, en souvenir du bon vieux temps. Ils espérèrent seulement que personne ne reviendrait sur les raisons de leur éloignement.