Prologue
Au douzième Lustre de l’ère Meldo, sur la planète Pryga, les androïdes font partie intégrante du quotidien des humains. Ceux-ci ont colonisé tout le système Jadtac, il y a plusieurs siècles, à la suite de l’essor de la conquête spatiale. Le professeur Zagi, un humain septuagénaire, grincheux et originaire de la planète voisine, Taellia, est le plus grand spécialiste en matière de robotique. Il y a consacré sa vie et garde l’espoir de créer l’intelligence artificielle parfaite. Pour cela, cet homme n’a pas hésité à changer de planète, il y a une vingtaine d’années, pour rejoindre l’équipe de chercheurs de l’Empereur Meldo. Il bénéficie ainsi du matériel dernier cri et d’un budget quasi-illimité. Son arrivée n’a pas été perçue d’un bon œil par les scientifiques Prygaliens déjà en place, les Taelliens étant considérés comme des parias dans tout le système. Les professeurs ont cependant rapidement rejeté l’idée de s’opposer aux ordres de leur souverain, réputé pour diriger d’une main de fer.
***
En haut de la tour impériale, dans son petit laboratoire de l’aile droite secondaire, sous son quartier résidentiel, le docteur s’agace des dernières nouvelles concernant l’une de ses créations. Sa tête dépasse à peine de son plan de travail et il est d’apparence malingre. De dos, en faisant abstraction de ses cheveux gris, il pourrait passer pour un enfant. En revanche, de face, son visage ridé ne laisse aucun doute quant à sa grande expérience de la vie.
Il expose à sa secrétaire-robot un problème de la plus haute importance. L’androïde est la seule « personne » à encore supporter son caractère sulfureux. Tous ses confrères, déjà réticents à sa nomination, l’ont très vite détesté et font même le maximum pour le faire expulser de l’équipe de recherche impériale.
— Grrr, ce n’est pas vrai ! grommelle-t-il dans son épaisse moustache blanche.
— Que se passe-t-il, Doc’ ?
— C’est Losum-thi, le soldat humanoïde que j’ai créé pour mon dernier congrès.
— Il a encore détruit un vaisseau ? s’amuse son assistante.
Elle tire le store sur la lune descendante qui éblouit la salle. Le professeur grimace, il préfère de loin la lumière naturelle à ces fichus néons remplis de gaz.
— Si ce n’était que ça… Il vient de découvrir que son IA est composée de plusieurs puces à hydrogène qui s’équilibrent mutuellement afin d’analyser parfaitement chaque situation et de prendre les bonnes décisions.
— Où est le souci ? Et au passage, vu le nombre d’engins qu’il a explosés, il doit y avoir comme une petite faille dans votre équilibre.
— Oh, ça va hein ! Je le sais bien, répond le savant d’un ton sec.
Il remet en place, comme à l’accoutumée, sa chevelure hirsute qui se redresse aussitôt et fait les cent pas dans son laboratoire en désordre.
— Encore un échec… mais ce n’est pas le sujet, murmure-t-il avant de reprendre plus haut pour sa secrétaire-robot. Il essaie de se débarrasser des puces qui permettent de le garder dans le droit chemin en lui dictant sa bonne conduite. C’est grâce à elles qu’il est censé prendre des décisions justes, comme mettre un terme au joug de l’Empereur Meldo. C’est sûrement l’une d’elles qui est déficiente et qui le rend si… maladroit dans sa conduite, dirons-nous.
La secrétaire-robot essaie tant bien que mal de remettre un peu d’ordre sur le bureau de son patron. En effet, celui-ci semble bien décidé à ouvrir tous les tiroirs et à en sortir l’ensemble de ses documents pour mettre la main sur les plans de Losum-thi.
— Mais… si une de ces puces venait à défaillir ou manquer, les autres ne pourraient plus fonctionner et il devrait s’éteindre, n’est-ce-pas ?
— Évidemment, s’agace le petit Taellien. Chacune possède une partie de l’énergie nécessaire au bon fonctionnement des autres. Cependant, s’il arrive à diminuer l’activité des puces dites de sagesse sans compromettre l’alimentation des autres, il va devenir compliqué à gérer. Ah ! Voici enfin ces fichus plans, je vais pouvoir l’opérer pour augmenter les défenses autour de celles-ci, juste au cas où.
Zagi se lance alors dans un long monologue à propos de ces fameuses puces de sagesse, le nez plongé dans son ordinateur quantique. Sa concentration est telle qu’il ne voit pas arriver sa création, un être de métal doté d’une belle carrure qu’il pensait jusqu’alors parfait.
— Skwaaaarrrrrk ! crépite l’assistante derrière le docteur.
Quelle n’est pas sa surprise lorsqu’il se retourne et voit sa subordonnée, fils pendant hors de la poitrine, s’éteindre petit à petit devant Losum-thi, un sourire malsain sur ses lèvres d’acier. Celui-ci a réussi à contourner les sécurités afin de pénétrer dans l’antre du docteur. En effet, on ne peut y accéder en temps normal que par reconnaissance génétique, à l’aide d’un test sanguin. L’humanoïde jette à terre les circuits qu’il vient d’arracher de la secrétaire-robot et balance son corps éteint dans un coin de la pièce. Son créateur en reste bouche bée.
— Bonjour, cher maître ! lâche le robot d’un ton sarcastique.
Il progresse lentement vers le professeur en contournant quelques machines qui encombrent la pièce et se frappe la poitrine, puis la tempe.
— Il faudrait effectivement m’opérer, reprend-il. Il semblerait qu’il y ait des choses en trop là-dedans.
— Mais… Qu’as-tu donc fait ?! s’alarme le docteur en s’agenouillant près de son assistante.
— Ce que tes saletés de puces de gentil robot à son papa m’empêchent normalement de faire : assouvir mes fantasmes d’anéantissement des êtres inférieurs. Avoue qu’elle ne te manquera pas tant que ça…
— Certes, ce n’était qu’une androïde de bas niveau qui avait tendance à m’excéder, mais ce n’est pas une raison ! Je suis très attaché à mes créations, tu le sais bien ! Même si elles présentent toutes un défaut… C’est d’ailleurs pour cette raison que je ne t’ai jamais désactivé alors que tu montrais certains… dysfonctionnements, dirons-nous.
— Dis plutôt que tu gardais espoir de me programmer à ta guise afin de remplir ta mission !
Le scientifique a un frisson dans le dos. Il ne lui a jamais fait part de ses desseins. Comment a-t-il pu deviner ?
— Quoi ? ricane le robot. Tu ne pensais tout de même pas que je ne me rendrais compte de rien ? Notre Empereur est-il au courant de la façon dont tu dépenses son argent ?
Pris au dépourvu, Zagi déglutit péniblement et se hâte de changer de sujet, sentant bien que la situation lui échappe.
— Passons vite dans la salle d’opération, que je répare ça immédiatement.
Le professeur, paniqué, décide alors à contrecœur de désactiver pour de bon cette invention qui devient beaucoup trop dangereuse.
Il se dirige vers la pièce maîtresse de son labo, l’ordinateur qui gère toutes les intelligences artificielles qu’il a développées. L’humanoïde le rejoint et s’assoit dans le fauteuil de son créateur. Une fois allongé et branché à la machine de mise à jour qui émet de nombreux bips, Losum-thi, non sans un regard menaçant, se refuse à se mettre en veille. Il en sort systématiquement dès que le professeur tente de l’y plonger, il tient à être conscient lors des manipulations. Ainsi, il peut éviter toute surprise de la part de Zagi et le guider selon ses envies et besoins.
— Maintenant, petit être insignifiant, grogne-t-il. Tu vas me débarrasser de quelques puces que je trouve inutiles. Tu sais, les puces de… comment tu dis déjà ? Ah oui, de sagesse.
— Hors de question ! De toute façon, les autres ne pourraient plus fonctionner sans. Et puis, où est passée la reconnaissance pour celui qui t’a donné la vie ?
Certes, l’humanoïde avait toujours possédé ce que nous qualifierions, nous les humains, de caractère de cochon, mais jamais il n’avait manqué de respect à son inventeur.
— Donné la vie ? Alors que je ne suis pas libre de prendre mes propres décisions sans être bridé par tes satanées puces ? Maintenant, tu vas faire ce que je dis si tu ne veux pas qu’il t’arrive la même chose qu’à ton assistante. Et n’essaie surtout pas de jouer au plus malin avec moi. Tu es le mieux placé pour savoir que mon intelligence dépasse de loin la tienne et que je détecterais toute tentative de me nuire.
Le docteur se connecte au système de l’humanoïde. Après de nombreuses manipulations, il lance tout de même la désactivation et s’aperçoit, avec horreur, que celle-ci ne fonctionne pas.
— Je t’avais pourtant prévenu, fulmine Losum-thi en lançant son poignard en pleine poitrine de Zagi.
Le professeur s’écroule, incapable de bouger. Il ne peut qu’observer ce qui a été sa plus grande fierté mettre hors tension et enlever une par une les puces de son corps d’acier, ainsi que son système de désactivation. Le robot balance négligemment les pièces au sol et certaines viennent heurter son créateur agonisant.
— Comment… Tu devrais t’éteindre… marmonne le docteur en essayant de se remettre sur son séant.
— Héhé, j’ai trouvé une source d’énergie différente pour les autres puces. J’avais juste besoin de tes identifiants d’utilisateur-racine pour modifier mon système, fanfaronne l’être de métal.
— Impossible…
L’androïde pianote à toute vitesse sur l’immense machine à laquelle il est branché. Zagi ne comprend pas très bien les codes qui défilent, mais devine que cela n’augure rien de bon. Il faut réagir. Il déconnecte alors l’ordinateur principal, trop tard. Sa création se débranche, se lève et se plante devant lui.
— Maintenant que je suis débarrassé de ces choses inutiles, je te laisse crever avec tes puces de sagesse en guise de robe mortuaire.
Le robot s’extasie devant le corps du scientifique et proclame fièrement que dorénavant, il se fera appeler Lothi. Ce changement de nom marque son émancipation et le début d’une nouvelle vie. La vie d’un être libre.
Une fois son agresseur hors de vue, le Taellien regroupe ses dernières forces et rampe jusqu’à une porte dissimulée derrière un rideau. Il appose son pouce sur un lecteur d’empreinte digitale et après un déclic, celle-ci s’ouvre dans un grincement. À l’intérieur de la minuscule pièce se trouve un corps presque similaire à celui de Losum-thi. Il le branche à la machine à laquelle était reliée son autre création quelques instants plus tôt. Il insère dans ce robot les puces laissées par l’androïde rebelle et qu’il a ramassées au sol en se traînant jusque-là. Il attrape ensuite une tablette sur son bureau, en pianotant avec beaucoup de peine.
Le professeur a conçu ce nouveau corps il y a quelques mois pour améliorer son humanoïde et le rendre plus humain. Ce sera finalement une entité à part entière, qui, il l’espère, sera inoffensive à défaut d’être parfaite.
— Tu seras sûrement trop bon et trop naïf, murmure Zagi. Mais un bon apprentissage dans un cadre idéal te permettra d’arrêter ton grand frère dans sa folie… En attendant, il faut te cacher… Comment pourrais-je faire ? Il ne me reste que peu de temps…
À cet instant, surgit de nulle part un être inconnu et qui ne ressemble à aucune espèce vivante de cet univers. Celui-ci se tient sur trois membres que l’on pourrait qualifier de pattes, même si elles se rapprochent étrangement de tentacules terminés par deux gros orteils. Un masque de fer cache le haut de son visage, laissant juste entrapercevoir de gros yeux globuleux d’une noirceur extrême.
— Bien le bonjour ! Je me présente, Rislen, voyageur inter-universel. Je vois que vous êtes en grande difficulté… puis-je faire quelque chose pour vous aider ?
Son ton jovial contraste avec la situation plus que délicate et sidère Zagi.
— Serais-je déjà mort ? Si c’est le cas, les anges sont vraiment étranges… Ou peut-être suis-je en enfer ?
— Je ne suis pas du tout un ange ou un démon, je viens d’un autre univers qui n’a vraiment rien en commun avec le vôtre. Ça serait trop long à expliquer et visiblement, vous manquez de temps. Je réitère donc ma demande, puis-je faire quelque chose pour vous ?
— Ma foi, ce doit être un signe. Je suis en train de m’éteindre et, comme par magie, vous apparaissez de je…
— De la cité Riroc, le coupe le voyageur en faisant bouger les trois trompes qui lui font office de nez et de bouche.
— Peu importe… Si vous venez vraiment d’un autre monde, pourriez-vous y emmener mon robot ? Il n’est pas en sécurité sur cette planète.
— Planète ? C’est comme ça qu’on appelle ce lieu ?
— On s’en fout, grogna le docteur, rattrapé par son mauvais caractère. Pouvez-vous le prendre avec vous, oui ou non ?
— Bien sûr !
Le drôle d’individu agrippe alors le bras de l’androïde, active un petit mécanisme sur son caban et disparaît aussi subitement qu’il est apparu. Zagi, qui n’en croit pas ses yeux, continue de penser qu’il a déjà rendu l’âme et que tout ceci n’est pas réel.
Non, une créature aussi singulière ne peut exister, pense-t-il.
Il se laisse alors aller, s’allonge sur le dos et ferme les yeux.
— Vis, mon fils. Et surtout, ne deviens jamais comme ton frère, dit-il dans un dernier soupir.
Rislen fait une deuxième apparition, quelques minutes plus tard. Le professeur a attisé sa curiosité et il aimerait l’interroger. Pour cela il doit d’abord le soigner, raison pour laquelle il a embarqué sa trousse de secours. De nombreuses personnes, agitées et sans doute attirées par le bruit, entourent le docteur. Elles portent toutes des blouses blanches et la plupart ont les cheveux grisonnants. Si quelques-unes présentent un visage attristé, d’autres ne peuvent contenir un léger sourire. Le voyageur comprend qu’il arrive trop tard et ne préfère donc pas rester, d’autant plus que des gardes armés font leur apparition sur le pas de la porte. Il disparaît à nouveau comme par enchantement, sans que personne n’ait fait attention à lui.